Interview Uncover avec Émilie Romon Carnegie

Chez Pulse Incubateur HES, tout comme au Hub Entrepreneuriat et Innovation de l’Université de Lausanne, l’innovation ne se limite pas aux laboratoires et aux prototypes futuristes. Elle circule également dans les couloirs, les salles de cours et les idées, en bousculant notre façon de vivre ensemble sans faire de bruit. Il s’agit d’une innovation qui ne vise pas uniquement la performance, mais aussi l’impact ; qui ne cherche pas à conquérir des marchés, mais à servir le bien commun.

Au cœur de ce mouvement se trouve Émilie Romon Carnegie, responsable du pôle d’innovation sociétale, une visionnaire qui pense que changer la société commence par écouter ceux qui la vivent. Avec elle, nous explorons ces terrains où l’innovation est patiente, bienveillante, obstinée et incroyablement transformatrice.

Q : Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore, qui es-tu ? Que portes-tu dans ce rôle ?

E.R Je coordonne le pôle d’innovation sociétale de l’UNIL, un espace qui promeut une autre vision de l’innovation. Une innovation qui ne figure pas dans les classements internationaux, mais qui transforme en silence nos façons de faire communauté.

Notre mission est simple et ambitieuse : redonner une âme à l’innovation. La reconnecter aux besoins réels, à la complexité humaine et à l’environnement qui nous soutient. En Suisse, quand on pense innovation, on imagine immédiatement la technologie, les brevets et la performance. Nous rappelons qu’il existe également une innovation qui part du terrain, qui écoute, qui répare et qui relie. Une innovation qui vise le bien commun plutôt que le rendement.

Q : Pourquoi avoir choisi le terme « innovation sociétale » plutôt que « innovation sociale » ?

E.R Parce que les mots façonnent nos imaginaires. En français, l’expression « innovation sociale » renvoie trop souvent au travail social, au service public ou à des domaines très spécialisés. Or, l’innovation qui nous intéresse est bien plus vaste.

Le terme « sociétal » élargit le champ : il englobe les enjeux environnementaux, les transformations démocratiques, les modes d’habitation d’un territoire, ainsi que les relations entre humains et non-humains. C’est un terme plus respirant, plus ample, plus fidèle à la réalité.
Et surtout, l’innovation sociétale permet de dire clairement que changer la société ne peut pas se limiter à réparer les conséquences : il faut parfois aller interroger les causes, les systèmes et les habitudes que l’on ne voit même plus.

Q : Concrètement, comment avancez-vous au sein du pôle ? Quels sont vos grands axes ?

E.R Nous travaillons sur trois piliers complémentaires :
Inspirer : C’est le rôle du Forum, bien sûr, mais aussi du futur panorama des innovations sociétales romandes sur lequel nous travaillons actuellement. Rien n’est en effet plus efficace que des exemples concrets, incarnés et proches du terrain. L’inspiration est la première étape vers le passage à l’action : elle permet d’accomplir l’impensable.
Enseigner : Nous proposons deux cours interdisciplinaires, un bachelor et un master, parmi les plus transversaux de l’UNIL. Chaque faculté y réserve des places, si bien que les étudiants découvrent la richesse (et la surprise !) de collaborer avec des profils très différents.
Ils y apprennent à déconstruire les clichés : les économistes ne sont pas des capitalistes impitoyables, les sociologues ne sont pas que des rêveurs et les juristes ne sont pas que des techniciens. Ils découvrent qu’une problématique sociétale gagne toujours à être envisagée sous plusieurs voix.
Activer : C’est là que l’innovation descend dans l’action. Grâce à UCreate, nous soutenons des projets en introduisant des notions de pensée systémique, d’analyse des causes profondes et d’outils d’innovation sociétale adaptés. Les équipes apprennent à se positionner : veulent-elles réduire les conséquences visibles d’un problème ou s’attaquer à ses racines ? Nous intégrons également des coachs spécialisés, des jurés sensibles à ces enjeux, ainsi qu’un accompagnement qui aide les porteurs de projet à aligner leurs intentions avec leurs impacts.

Q : Ton parcours t’a menée à l’international avant de rejoindre l’UNIL. Qu’as-tu cherché ou fui sur cette route ?

E.R J’ai travaillé plusieurs années à l’OCDE, après avoir exercé dans la diplomatie suisse. Sur le papier, c’était le rêve : une organisation prestigieuse, un rôle stratégique, la vie à Paris à 25 ans.
Et pourtant, quelque chose sonnait faux. L’environnement était politique, parfois toxique, et souvent compétitif jusqu’à l’épuisement. Nous participions à des conférences de haut niveau, mais je percevais une dissonance profonde entre les valeurs affichées et les pratiques internes. Il m’a fallu du temps et beaucoup
d’honnêteté pour comprendre que je voulais autre chose : du terrain, de l’humilité, du concret, un travail en accord avec mes valeurs.
C’est l’entrepreneuriat social, à travers mon rôle chez Ashoka, qui m’a ramenée sur cette voie. L’UNIL m’a donné un ancrage durable. Ici, j’ai retrouvé la cohérence que je cherchais depuis longtemps.

Q : Parmi les projets accompagnés, lesquels t’ont particulièrement touchée ?

E.R Deux projets me viennent immédiatement à l’esprit :
Le premier, Atipikey, est porté par deux ergothérapeutes, qui soutient les jeunes neuroatypiques dans leur intégration professionnelle. Leur idée géniale : renverser la perspective. Les jeunes deviennent experts de l’inclusion et mènent des audits inversés pour identifier ce qui, dans un musée, une administration ou un lieu de travail, peut entraver l’accès. Leur premier mandat a été le Musée cantonal des Beaux-Arts. L’inclusion se fait alors depuis ceux qu’on exclut d’habitude. C’est puissant et profondément juste.

Le second projet qui me vient à l’esprit, c’est Chaque voix compte. Ce projet, porté par des professeurs de droit et de sciences politiques, transforme les objets de vote en langage facile à lire (FALC). L’objectif est de permettre aux personnes en EMS, aux personnes atteintes de déficiences cognitives, mais aussi à tout citoyen perdu dans la phraséologie bureaucratique, de comprendre réellement les votations. Un pilote a déjà été mené, suscitant un vif intérêt de la part des partis politiques. Rendre la démocratie lisible, c’est la rendre accessible et vivante.


CONCLUSION

L’innovation sociétale n’a rien à voir avec un feu d’artifice technologique. Elle n’explose pas, elle infuse. Elle ne promet pas de révolutions instantanées, mais des transformations patientes et cohérentes, portées par des collectifs qui refusent de laisser l’avenir aux seuls ingénieurs ou aux seuls décideurs.
Avec Émilie Romon, on comprend que cette innovation se cultive comme un jardin : un mélange d’écoute, de méthode, d’audace et de valeurs solides. Elle avance pas à pas, en rassemblant autour d’une même table économistes, juristes, biologistes, designers, citoyens et étudiants, mais aussi des voix que personne n’écoutait jusqu’ici.
Et c’est peut-être là le vrai pouvoir de l’innovation sociétale : redonner à chacun sa place dans le récit commun. Une innovation qui ne cherche pas à être spectaculaire, mais nécessaire. Une innovation qui se demande moins « Qu’est-ce qu’on peut vendre ? » que « Qu’est-ce qu’on peut réparer, réimaginer, libérer ? ».

À RETENIR

➡ L’innovation sociétale, c’est élargir le champ de l’innovation – Il ne faut plus la limiter à la technologie, mais l’ouvrir aux enjeux humains, environnementaux et démocratiques.
➡ Un pôle construit sur trois piliers : inspirer, enseigner, activer – Du Forum aux cours interdisciplinaires, en passant par les projets concrets accompagnés via UCreate.
➡ Une pédagogie qui casse les silos – Les étudiants apprennent à travailler ensemble au-delà de leurs disciplines — une compétence rare, et recherchée.
➡ Un parcours marqué par une quête d’alignement – Après l’OCDE et le monde de la diplomatie, Émilie a choisi un travail en phase avec ses valeurs, ancré dans le réel et porteur d’un impact concret.
➡ Des projets qui changent le quotidien – De l’inclusion des personnes neuroatypiques (Attipiki) à l’accès facilité à la démocratie (Chaque voix compte), le pôle soutient des initiatives qui transforment silencieusement, mais durablement, la société.